11

 

 

Hamilton stupéfait fixait la femme, et Marsha dut se précipiter près de lui et lui chuchoter à l’oreille :

— Fais attention, Jack, fais attention.

Il se tourna vers sa femme.

— Tu sais ce qui s’est passé ?

— Je le suppose. (Elle haussa les épaules.) Edith m’a demandé où vous étiez et je le lui ai dit. Pas en détail… juste en général.

— En quelle catégorie a-t-elle classé Silky ?

Marsha sourit de nouveau :

— Edith a trouvé tout de suite. Petite fille vicieuse, je crois.

— Toute une bande a dû disparaître, alors, dit Hamilton. Je me demande si ça en valait la peine.

Derrière Edith Pritchett venaient Bill Laws et Charley Mc Feyffe. Ils étaient tous deux chargés de denrées diverses.

— Grande fête, annonça Laws en s’inclinant devant Hamilton comme pour s’excuser. Où est donc la cuisine ? Je voudrais poser toutes ces boîtes.

— Comment va ? demanda Mc Feyffe avec un grand clin d’œil. Vous vous amusez ? J’ai vingt boîtes de bière dans ce sac. Nous sommes parés.

— Parfait, dit Hamilton, les yeux encore dans le vague.

— Tout ce que vous avez à faire est de claquer des doigts. (Mc Feyffe ajouta, tandis que son visage épais rougissait et qu’il transpirait :) Je veux dire tout ce qu’elle a à faire.

Derrière Mc Feyffe arriva la mince silhouette de Joan Reiss. David Pritchett marchait à côté d’elle. Enfin, fermant la marche, apparut le vieux vétéran aigre et digne, dont le visage ridé était parfaitement dénué d’expression.

— Tout le monde est là ? demanda Hamilton, malade d’inquiétude.

— Nous allons jouer aux charades, annonça joyeusement Edith Pritchett. Je me suis décidée cet après-midi, expliqua-t-elle à Hamilton. Votre charmante femme et moi-même avons eu une longue conversation entre femmes.

— Mrs Pritchett, commença Hamilton.

Mais Marsha l’interrompit, sur le ton du commandement :

— Viens dans la cuisine et aide-moi à tout préparer.

Il la suivit avec méfiance. Dans la cuisine, Laws et Mc Feyffe semblaient embarrassés, ne sachant à quoi s’occuper. Laws eut un sourire hésitant, une brève grimace d’appréhension et peut-être de culpabilité ; Hamilton ne put en décider ; Laws se détourna vivement et fît semblant de préparer des sandwiches. Mrs Pritchett aimait les hors-d’œuvre.

— Un bridge, dit Mrs Pritchett avec emphase dans le salon. Mais il nous faudrait au moins quatre joueurs.

Miss Reiss, pouvons-nous compter sur vous ?

— J’ai peur de ne pas très bien jouer au bridge, répondit Miss Reiss de sa voix incolore. Mais je ferai pour le mieux.

— Laws, fît Hamilton, vous êtes trop malin pour tout cela. Mc Feyffe, peut-être, mais pas vous…

Laws ne le regarda pas en face.

— Occupez-vous de vos affaires, dit-il brutalement. Je m’occupe de moi-même…

— Mais n’êtes-vous pas conscient de…

— Massa Hamilton, fit Laws d’une voix grotesque. J’ prends mon plaisir où j’ peux. J’tiens à viv’ vieux.

— Ça va comme ça, dit Hamilton, plein de ressentiment. Inutile d’essayer de ça sur moi.

Laws lui tourna le dos non sans lui lancer un coup d’oeil ironique, hostile. Mais il tremblait ; ses mains tremblaient si fort que Marsha dut lui ôter le morceau de bacon fumé.

— Laisse-le tranquille, dit-elle à son mari en le grondant. Sa vie est à lui.

— Là, tu as tort, dit Hamilton. C’est une vie qui lui appartient, à elle. Tu peux vivre, toi, de viande froide et de sandwiches ?

— Ce n’est pas si terrible, dit Mc Feyffe, avec philosophie. Réveille-toi, camarade. C’est le monde de cette vieille dame ; d’accord ? Elle le dirige. Elle est le chef, ici.

Arthur Silvester apparut sur le seuil.

— Pourrais-je avoir un verre d’eau tiède et un peu de bicarbonate, s’il vous plaît ? Mon estomac souffre d’acidité, aujourd’hui.

Posant sa main sur l’épaule maigre de Silvester, Hamilton lui dit :

— Arthur, votre Dieu n’a plus de place ici ; vous n’allez pas vous plaire dans ce monde.

Sans un mot, Silvester l’écarta et se dirigea vers l’évier. Marsha lui donna son verre d’eau tiède. Il se concentra sur le verre, dans un coin de la pièce, évitant de regarder autour de lui.

— Je ne puis pas le croire, dit Hamilton à sa femme.

— Croire quoi, mon chéri ?

— Silky. Qu’elle est partie. Absolument. Comme une mite que l’on écrase entre ses doigts.

Marsha haussa les épaules :

— Eh bien, elle se trouve ailleurs dans quelque autre monde. Dans le monde réel, elle mendie un verre et montre ses avantages.

La façon dont elle dit le mot « réel » le rendait inquiétant.

— Puis-je vous aider ?

Edith Pritchett, s’agitant follement, apparut sur le seuil, telle une grosse masse de viande tremblotante, enveloppée dans une robe voyante de soie à fleurs.

— Où puis-je trouver un tablier ?

— Dans le placard, Edith, dit Marsha, le lui indiquant.

Mû par une aversion instinctive, Hamilton s’écarta de la femme. Mrs Pritchett lui lança un sourire condescendant, un air entendu sur le visage.

— Ne soyez pas triste, Mr Hamilton. Ne gâchez pas notre plaisir.

Lorsque Mrs Pritchett fut retournée dans le living-room, Hamilton coinça Laws et lui glissa :

— Allez-vous laisser ce monstre contrôler toute votre vie ?

Laws haussa les épaules :

— Je n’ai jamais eu de vie. Vous appelez ça une vie, guider les gens autour du bévatron ? Des gens qui n’y comprennent rien, des gens qui sont venus là en se promenant, un tas de touristes sans connaissances scientifiques…

— Et que faites-vous maintenant ?

Une ombre de fierté blessée passa sur le visage de Laws :

— Je fais de la recherche pour la Compagnie du Savon Lackman, là-bas, à San José.

— Je n’en ai jamais entendu parler.

— Mrs Pritchett vient de l’inventer. (Evitant de regarder Hamilton en face, il expliqua :) Nous y fabriquons des savons de toilette parfumés.

— Seigneur ! dit Hamilton.

— C’est peu de chose, n’est-ce pas ? Pour vous du moins. Vous n’accepteriez pas un travail de ce genre.

— Je ne voudrais pas fabriquer du savon pour Edith Pritchett. Non.

— Je vais vous dire, dit Laws, d’une voix basse et lourde, essayez d’être un homme de couleur. Essayez de vous plier tout le temps et de dire « Oui monsieur », à n’importe quel morceau de merde blanche qui vous tombe dessus, à n’importe quel fumiste tellement ignorant qu’il s’écrase le nez sur le sol, tellement idiot qu’il est incapable de trouver les toilettes si quelqu’un ne l’y conduit pas. Si je ne l’y conduis pas. Je suis presque obligé de lui montrer comment baisser son froc, aussi. Essayez ça. Essayez de faire six années de Faculté en lavant les plats d’hommes blancs dans un restaurant à deux sous pour vivre. J’ai entendu parler de vous. Votre papa était un grand physicien. Vous avez eu tout l’argent que vous avez voulu. Vous n’avez jamais été plongeur. Essayez de décrocher un diplôme à la façon dont je l’ai fait. Essayez de porter vos diplômes dans votre poche pendant quelques mois, en cherchant du travail. Pour finir par guider ces gens, avec un brassard autour du bras. Comme un de ces Juifs dans les camps de concentration. Alors peut-être vous vous ficherez de travailler au laboratoire de recherche d’une fabrique de savons parfumés.

— Même si la fabrique de savons n’existe pas ?

— Elle existe, ici. (La face noire de Laws pâlissait presque de méfiance.) Et c’est ici que je suis. Aussi longtemps que j’y serai, je tâcherai d’en tirer le plus grand profit.

— Mais, protesta Hamilton, c’est une illusion.

— Une illusion ? (Laws eut un mauvais sourire. Il donna un coup de poing dans le mur de la cuisine.) Cela me semble assez réel.

— Cela n’existe que dans l’esprit d’Edith Pritchett Un homme de votre intelligence…

— Laissez tomber, interrompit Laws brutalement. Je ne veux pas vous écouter. Dans l’autre monde, vous ne vous souciiez pas tant de mon intelligence. Vous ne vous inquiétiez guère du fait que j’étais un guide. Vous ne sembliez pas très ennuyé…

— Des milliers de gens sont guides, dit Hamilton, conscient de l’inconfort de sa position.

— Des gens comme moi, peut-être. Mais pas des gens comme vous. Vous voulez savoir pourquoi je me trouve mieux ici que là-bas ? À cause de vous, Hamilton. C’est votre faute, pas la mienne. Pensez-y. Si vous aviez essayé, là-bas… mais jamais… Vous aviez votre femme et votre maison, votre chat, votre voiture et votre emploi. Vous trouviez cela agréable… bien entendu, vous voulez y retourner. Mais pas moi. Je n’étais pas si bien là-bas. Et je ne tiens pas à y retourner, moi.

— C’est pourtant ce qui va vous arriver si ce monde cesse d’exister.

Une haine froide et dévorante apparut sur le visage de Laws.

— C’est ce que vous voudriez, hein ?

— Bien sûr…

— Vous voulez que j’aie de nouveau un brassard. Vous êtes comme les autres… vous n’êtes pas différent. Ne faites jamais confiance à un homme blanc. C’est ce qu’ils me disaient. Mais je pensais que vous étiez mon ami.

— Laws, dit Hamilton, vous êtes le fils de pute le plus névrosé que j’aie jamais rencontré.

— Si je le suis, c’est de votre faute.

— Je suis désolé que vous le pensiez.

— C’est la vérité, dit emphatiquement Laws.

— Pas exactement. En partie, oui. Il y a un noyau de vérité dans ce que vous dites. Peut-être avez-vous raison ? Peut-être devriez-vous rester ici ? Peut-être cet endroit est-il meilleur pour vous… Mrs Pritchett prendra soin de vous, si vous acceptez de ramper, si vous parlez comme il faut, si vous marchez derrière elle à la distance convenable et ne l’ennuyez pas. Si vous supportez le savon parfumé, la viande froide et les produits contre l’asthme. Dans le monde réel vous auriez à lutter contre n’importe qui. Peut-être est-il temps que vous vous reposiez ? Vous ne vous en seriez probablement pas tiré de toute façon.

— Cessez de l’embêter, dit Mc Feyffe qui écoutait. C’est une perte de temps. C’est rien qu’un nègre.

— Vous avez tort, dit Hamilton à Mc Feyffe. C’est un être humain et il en a assez de perdre toujours. Mais il ne gagnera pas ici, pas plus qu’aucun d’entre vous. Personne ne gagne, sauf Edith Pritchett. (À Laws, il dit :) Ce sera pire que d’être dominé par des hommes blancs…, dans ce monde, vous vous trouverez dans les mains d’une blanche d’un certain âge, et grasse par surcroît.

— Le dîner est prêt, appela Marsha du living-room. Que tout le monde vienne.

 

Un par un ils entrèrent dans le living-room. Hamilton arriva juste à temps pour voir Ninny Numbcat, attiré par l’odeur des victuailles, apparaître dans l’entrée. Tout ébouriffé d’avoir dormi dans une boîte à chaussures du placard, Ninny Numbcat se trouva juste sur le chemin de Mrs Edith Pritchett. Perdant l’équilibre, Mrs Pritchett dit :

— Bonté divine.

Et Ninny Numbcat qui se préparait à sauter sur les genoux de quelqu’un, disparut. Mrs Pritchett poursuivit son chemin sans paraître l’avoir remarqué, tenant un plateau de petits fours entre ses doigts boudinés.

— Elle vous a pris votre chat, dit David Pritchett d’une voix aiguë, accusatrice.

— Ne vous en faites pas, dit Marsha d’un air absent, il y en a des tas d’autres.

— Non, corrigea Hamilton. Il n’y en a plus. Souviens-toi. Tous les chats viennent de disparaître.

— De quoi s’agit-il ? demanda Mrs Pritchett. Quel était ce mot ? Je ne l’ai pas bien entendu.

— Sans importance, dit rapidement Marsha, s’asseyant et commençant à servir ses invités.

Les autres prirent place à leur tour. Le dernier à arriver fut Arthur Silvester. Ayant vidé son verre d’eau tiède et de bicarbonate, il sortit de la cuisine, portant une théière pleine.

— Où vais-je poser cela ? demanda-t-il, cherchant une place sur la table, tandis que la théière tremblait légèrement dans ses vieilles mains ridées.

— Je vais la prendre, dit Mrs Pritchett, un vague sourire sur les lèvres.

Tandis que Silvester se penchait vers elle, elle leva les bras pour saisir la théière. Alors, sans un changement d’expression, le vieil homme brandit la théière et l’asséna sur la tête de la femme, de toute sa force déclinante. Un murmure d’incrédulité monta de la table, et ils se levèrent tous.

Un instant avant que la théière ne touchât la tête, Arthur Silvester disparut de ce monde. La théière tomba de ses mains invisibles, sur le tapis, rebondit et se mit à rouler. Du thé se répandit partout en une tache hideuse, couleur d’urine.

— Oh, chers, fit Mrs Pritchett, vexée.

Et la théière brisée et la petite mare de thé partirent rejoindre Silvester.

— Comme c’est déplaisant, parvint à dire Marsha une seconde plus tard.

— Je suis heureux que ce soit fini, fit à voix basse Laws dont les mains tremblaient. C’est passé tout près.

Soudain, Joan Reiss quitta la table.

— Je ne me sens pas bien. Je reviens tout de suite.

Elle se précipita en dehors du living-room, traversa le couloir et entra dans la chambre à coucher.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Mrs Pritchett d’une voix anxieuse, tandis que ses yeux inspectaient la table. Y a-t-il quelque chose qui ennuie cette jeune fille ? Peut-être puis-je…

— Miss Reiss, appela Marsha d’une voix pénétrante, revenez, s’il vous plaît. Nous sommes en train de dîner.

— Je vais voir ce qui ne va pas, soupira Mrs Pritchett en se préparant à se lever…

Mais Hamilton était déjà sur pied.

— Ne vous inquiétez pas. Je m’en occupe, dit-il, se retournant à peine.

Miss Reiss était assise dans la chambre à coucher, les mains sur ses genoux, et son manteau, son sac et son chapeau à côté d’elle.

— Je lui ai dit de ne pas le faire, dit-elle tranquillement à Hamilton. (Elle avait ôté ses lunettes d’écaillé. Ses yeux étaient très pâles, faibles, presque sans couleur.) Ce n’est pas le bon moyen.

— Alors ? ç’avait été préparé.

— Bien entendu, Arthur, le petit garçon et moi-même. Nous nous sommes rencontrés aujourd’hui même. Nous ne pouvions pas compter sur les autres. Nous craignions même de vous approcher à cause de votre femme.

— Vous pouvez compter sur moi, dit Hamilton.

Miss Reiss prit une petite bouteille dans son sac et la posa sur le lit à côté d’elle.

— Nous allons l’endormir, dit-elle d’une voix terne.

Elle est vieille et fatiguée.

Hamilton saisit la bouteille et la regarda. C’était une préparation liquide de chloroforme, employée d’ordinaire pour travailler sur des spécimens biologiques.

— Mais ça va la tuer.

— Non, certainement pas.

David, le garçon, apparut sur le seuil.

— Vous feriez mieux de venir. Maman est en train de s’inquiéter.

Se levant, Miss Reiss récupéra la bouteille et la remit dans son sac.

— Je vais bien, maintenant. C’a été le choc. Il m’avait promis de ne pas le faire. Mais ces vieux soldats…

— Je vais m’en occuper, lui dit Hamilton.

— Pourquoi ?

— Je ne veux pas que vous la tuiez. Et je sais que vous le feriez.

Pendant un instant, ils se firent face. Puis, avec un geste impatient, Miss Reiss tira une bouteille de son sac et la mit dans les mains de Hamilton.

— Faites du bon travail, alors. Et faites-le ce soir.

— Non, demain : je l’emmènerai au-dehors… un pique-nique. Nous irons dans les montagnes, très tôt. Dès qu’il fera jour.

— Ne vous laissez pas effrayer et ne reculez pas.

— Vous pouvez compter sur moi, dit-il, empochant la bouteille. Et c’était vrai.